19

 

 

 

Reith était dans une pièce sombre, lié à un chevalet de métal. Ses bras en croix étaient attachés à une barre transversale et ses chevilles étaient pareillement immobilisées. La seule lumière était fournie par quelques étoiles dont la lueur clignotante pénétrait par une étroite fenêtre. Hisziu, le domestique, était accroupi devant le Terrien, armé d’un léger fouet de soie tressée – guère plus qu’une souple cordelette fixée à un manche court. Il était apparemment capable de voir dans le noir et s’amusait à caresser à intervalles irréguliers les poignets, les genoux ou le menton du captif avec le bout de son fouet. Il n’ouvrit qu’une seule fois la bouche pour dire :

— Tes deux amis sont prisonniers. Ils ne valent pas mieux que toi. Ils sont même encore pis, en vérité. Woudiver s’occupe d’eux.

Reith, le corps flasque, était apathique et consterné. Le désastre était total : il n’était conscient de rien d’autre. Les sournois petits coups de fouet d’Hisziu, il les sentait à peine. Il arrivait au bout de la route et sa mort ne ferait pas plus de bruit que la chute d’une goutte de pluie dans l’un des mornes océans de Tschaï. La lune bleue, qu’il ne voyait pas, se leva, faisant chatoyer le ciel. Sa lente ascension et son déclin, non moins lent, mesuraient l’avancée de la nuit.

Hisziu s’endormit et se mit à ronfler doucement. Reith était indifférent. Il tourna les yeux vers la lucarne. Le miroitement du clair de lune s’était évanoui. Une lueur bourbeuse, à l’est, annonçait l’apparition imminente de 4269 de La Carène. Le domestique se réveilla en sursaut et cingla rageusement les joues de Reith avec son fouet, y laissant des cloques ensanglantées. Il sortit pour revenir peu de temps après avec une tasse de thé brûlant qu’il dégusta, debout près de la fenêtre.

— Dix mille sequins pour toi si tu me détaches, fit Reith d’une voix enrouée.

Hisziu parut ne pas avoir entendu.

— Et le double si tu m’aides à délivrer mes amis.

Hisziu sirotait son thé comme si le Terrien n’avait pas ouvert la bouche.

Le ciel prit une teinte dorée : 4269 de La Carène s’était levé. Un bruit de pas retentit et Woudiver apparut dans l’encadrement de la porte. Il resta un instant immobile, jaugeant la situation, puis, saisissant le fouet, il fit signe à Hisziu de décamper.

Il avait l’air surexcité comme s’il était drogué ou avait bu.

— Je n’ai pas trouvé l’argent, Adam Reith, dit-il en se tapotant la cuisse avec le manche du fouet. Où est-il ?

— Quels sont tes plans ? demanda Reith en s’efforçant de parler sur un ton désinvolte.

Woudiver haussa ses sourcils ras.

— Je n’ai pas de plans. Les événements suivent leur cours et je poursuis mon existence de mon mieux.

— Pourquoi me gardes-tu prisonnier ici ?

Le colosse fit claquer le fouet sur sa jambe.

— J’ai naturellement signalé ta capture à mes frères de race.

— Les Dirdir ?

— Bien sûr.

Il s’envoya un coup sec sur la cuisse.

— Les Dirdir ne sont pas tes frères de race, répliqua Reith sur un ton empreint de la plus grande gravité. Les hommes et eux ne sont pas apparentés, même de très loin. Ils ne viennent pas de la même étoile.

Woudiver s’adossa nonchalamment au mur.

— Où as-tu appris cette imbécillité ?

Reith se passa la langue sur les lèvres, se demandant quelle était la meilleure tactique à employer. Woudiver n’était pas un être rationnel : il obéissait à l’instinct et à l’intuition.

— Le berceau des hommes est la planète Terre, reprit-il en mettant toute la conviction dont il était capable dans ses paroles. Les Dirdir le savent aussi bien que moi mais ils préfèrent entretenir les Hommes-Dirdir dans l’erreur.

Woudiver hocha rêveusement la tête.

— Et tu comptes aller à la recherche de cette « Terre » avec ton vaisseau de l’espace ?

— Je n’ai pas besoin d’aller à sa recherche. Elle se trouve à deux cents années-lumière d’ici, dans la constellation de Clari.

Woudiver bondit en avant et hurla, son masque jaune à trente centimètres du visage de Reith :

— Et le trésor que tu m’as promis ? Tu es un fourbe ! Un imposteur !

— Non. Je ne suis ni un fourbe ni un imposteur. Je suis un Terrien. Mon astronef s’est écrasé sur Tschaï. Aide-moi à regagner la Terre et tu recevras tous les trésors que tu désireras.

Woudiver recula lentement.

— Tu es un adepte du culte rédemptoriste yao, quel que soit son nom.

— Non. Je dis la vérité. Il est de ton intérêt de m’aider.

L’autre secoua le menton d’un air entendu.

— Peut-être. Mais chaque chose en son temps. Il t’est facile de prouver ta bonne foi. Où est mon argent ?

— Ce n’est pas ton argent. C’est le mien.

— Voilà une argutie bien spécieuse ! Disons… où est notre argent ?

— Tu n’en verras la couleur que lorsque tu auras fait face à tes engagements.

— Mais quel cabochard ! tonitrua Woudiver. Tu es mon prisonnier. Ton compte est bon et il en va de même pour tes acolytes. L’Homme-Dirdir retournera à la Boîte de Verre. Le jeune steppiste sera vendu comme esclave… à moins que tu ne désires le racheter avec cet argent.

Reith s’affaissa et retomba dans son apathie. Woudiver se mit à marcher de long en large en se pavanant sans cesser de le lorgner du coin de l’œil. Finalement, il se planta devant lui et lui enfonça le manche de son fouet dans le ventre.

— Où est l’argent ?

— Je n’ai pas confiance en toi, répondit Reith d’une voix morne. Tu ne tiens pas tes promesses. (Au prix d’un gros effort, il se redressa et enchaîna en s’efforçant de parler calmement :) Si tu veux cet argent, libère-moi. L’astronef est presque terminé. Tu pourras venir avec moi sur la Terre.

L’expression de Woudiver était indéchiffrable.

— Et ensuite ?

— Tu auras un yacht de l’espace, un palais… ce que tu voudras. Tu n’auras qu’à demander.

— Et comment retournerai-je à Sivishe ? rétorqua le colosse avec mépris. Que deviendront mes affaires ? Tu es fou, cela saute aux yeux ! À quoi bon perdre mon temps ? Où est l’argent ? L’Homme-Dirdir et le gamin des steppes déclarent ne pas le savoir et leur accent est sincère.

— Je ne le sais pas plus qu’eux. Je l’avais remis à Deïne Zarre avec mission de le cacher. Or, tu l’as assassiné.

Woudiver réprima un grognement atterré.

— Mon argent ?

— Je voudrais que tu me dises si tu as l’intention de me laisser terminer le montage de l’astronef ?

— Cela n’a jamais été mon intention !

— Tu m’as donc escroqué ?

— Et alors ? Tu as essayé de faire de même, toi aussi. Bien malin celui qui roulera Aïla Woudiver !

— Ce n’est pas moi qui prétendrai le contraire.

Hisziu entra et, se dressant sur la pointe des pieds, murmura quelque chose à l’oreille de Woudiver, qui se mit à trépigner de rage.

— Déjà ? Ils arrivent trop tôt ! Je n’ai pas encore commencé. (Il se tourna vers Reith. Son visage faisait penser à de l’eau chauffée à gros bouillons.) Vite ! L’argent ou je vends le gamin ! Dépêche-toi…

— Tu auras ton argent quand la fusée sera prête.

— Ingrat et insensé que tu es ! siffla Woudiver. (Dehors, on entendait des pas.) Quel contretemps, grinça-t-il. Ma vie est un tissu de tristesse. Vermine !

Il cracha à la figure de Reith et le cingla cruellement de son fouet.

Précédé par Hisziu qui marchait d’un air faraud, un Homme-Dirdir fit son entrée, le plus splendide et le plus étrange que Reith ait jamais vu. Il ne pouvait sûrement s’agir que d’un Immaculé. Woudiver lança un ordre à Hisziu et le serviteur trancha les liens du captif. L’Homme-Dirdir attacha une chaîne au cou de ce dernier et en fixa l’autre bout à sa ceinture puis, sans un mot, se mit en marche en faisant voleter ses doigts dans un geste de mépris blasé. Reith le suivit en chancelant.

Le Dirdir
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